Louis de Diesbach est philosophe, éthicien de la technique et consultant au Boston Consulting Group. Dans son dernier ouvrage « Bonjour ChatGPT » (2024, édition Mardaga), Louis de Diesbach questionne notre rapport à l’intelligence artificielle générative et ce que cela dit de nous et de nos rapports les uns avec les autres. Com&Médias a rencontré l’éthicien, qui interviendra à la conférence TEDx de Nantes le 15 juin, à la H Arena.

Com&Médias : Le titre de votre livre relève que nous avons tendance à dire « Bonjour ChatGPT » quand nous l’utilisons. D’après vous, qu’est ce que cela veut dire ?
Louis de Diesbach : Ce qui m’a intéressé, c’est pourquoi je dis bonjour à ChatGPT et pas à ma machine à café. Ça veut dire que l’intelligence artificielle (l’IA) générative induit un nouveau rapport à la tech, et ça, qu’est-ce que ça dit de nous ? Et si on poursuit la réflexion, qu’est-ce que ça dit de notre rapport à autrui ? Est-ce qu’à force de s’adresser aux machines comme à des humains, on ne va pas s’adresser aux humains comme à des machines ?
Sherry Turkle, qui est sociologue de la tech et professeure au MIT (Massachusetts Institute of Technology) écrivait récemment dans un article qu’elle avait rencontré des gens qui lui disant qu’il était de plus en plus difficile de parler à autrui, parce que c’était s’exposer à l’imprévu, à la possibilité d’avoir mal et que, finalement, c’était plus confortable de s’adresser à une machine. Et, qu’en plus, si la machine pouvait nous écouter, on n’avait pas forcément besoin d’amis. La question que je pose c’est : qu’est ce qu’on a fait pour en arriver là ?
Com&Médias : Concrètement, peut-on déjà observer ce genre de conséquences ?
Louis de Diesbach : Les gens sont de moins en moins à l’aise pour tenir une conversation de vive voix. Maintenant, on va préférer rester dans des textos où on peut se relire, par exemple. Il y a même des couples qui ne s’engueulent plus que par textos ! Donc oui, il y a un changement de société, ce serait faux de penser que la tech est neutre et qu’elle ne modifie pas notre rapport à l’autre.
Com&Médias : Si on fait faire nos communications écrites, visuelles et vidéos par l’IA, qu’est ce que ça produit ?
Louis de Diesbach : Il y a un risque de standardisation gigantesque. Si vous posez une question à ChatGPT, il vous donnera toujours le même avis. Il y a donc aussi un risque d’uniformisation de la pensée. Mais ces risques peuvent se décliner dans tous les domaines. Par exemple, la culture. On peut imaginer que l’IA va aboutir à une culture à deux vitesses : il y aura la culture pour les riches avec du théâtre et de vrais acteurs, des scénarios écrits par des auteurs, des sculptures faites par des artistes. Et il y aura la culture pour les personnes modestes avec des films faits par l’IA, des scénarios écrits par l’IA, pas de théâtre, des sculptures en impression 3D.
Com&Médias : A votre sens, quel est le projet de société derrière ChatGPT ?
Louis de Diesbach : Je ne sais pas très bien. Je ne pense pas -et c’est un problème- qu’il y ait eu un vrai plan de société, quand Open AI a été lancé. Néanmoins, il y a des impacts énormes sur la société. Ce que je reproche à Open AI, ce n’est pas d’avoir créé ChatGPT, c’est de le rendre accessible gratuitement à tout le monde sans la moindre formation, sans la moindre éducation, alors que l’outil est surpuissant. Parce que quand j’entends des personnes dire que ChatGPT dit des choses vraies et qu’on peut lui faire confiance, c’est un manque de compréhension de ce qu’est cet outil et de son fonctionnement.
Mais, c’est pareil, on a tous et toutes de mini ordinateurs dans la poche, des smartphones, mais pourtant on a aucune idée de comment ça marche ni de comment bien les utiliser, et ça, ça interroge. C’est pour ça que je pense qu’il est important que les gens s’emparent de cette question : quel est le projet de société ? Et pas le projet que Sam Altman, Mark Zuckerberg ou Elon Musk veulent m’imposer, quel est le projet de société que moi j’ai envie de créer ?
Com&Médias : C’est donc pour nous faire réfléchir sur tout cela que vous interviendrez à la conférence TEDx de Nantes ?
Louis de Diesbach : Pour se questionner et se dire qu’on peut penser une nouvelle utopie numérique, en se demandant si ce ne serait pas possible de faire un peu différemment.
Propos recueillis par Marie Roy